Les ruptures amoureuses, aussi douloureuses soient-elles, peuvent engendrer de très grandes chansons. De quoi faire battre mon cœur, le septième album de Clarika, en est la preuve étincelante. C’est un disque intense, déchirant et happant. Qu’il arrive aux oreilles du plus grand nombre ne serait donc que justice.

On a toujours eu une profonde sympathie pour Clarika, chanteuse enjouée, nature, citoyenne et piquante. Mais on ne s’attendait pas à ce qu’elle ait notre peau à ce point. Il y a une chanson qui dit ceci : « Je n’te dirai pas le chagrin/Qui est mon nouveau manteau/Qui me gratte et qui m’étreint/Et qui parfois me tient chaud/Je n’te dirai pas le ciel/Comme il est beau sur nos toits/Qu’il me fait pousser des ailes/Pour sauter faire le grand plat.. ». La chanson en question s’appelle Je ne te dirai pas et elle frappe sans prévenir, presque par effraction. Que reste-il à faire si ce n’est que de l’écouter en boucle, de baisser la garde et de se laisser étreindre par l’émotion ? Morceau miraculeux dont la gravité du texte est contrebalancée par la légèreté pop de la mélodie. Il pourrait être isolé ou faire office d’exception. Sauf qu’il est tout simplement le sommet d’un album dans lequel rien n’est à jeter.

Quand on rencontre Clarika dans un café parisien, elle se révèle d’une sincère affabilité. Son discours est direct et sans esbroufe, humble et concerné. Pas d’esquive ni de simagrées chez elle. Bientôt quinqua et délicieusement fringante. Une élégance décontractée doublée d’une belle nature.

Séparation

Elle sait que la promotion de cette nouvelle livraison, terriblement biographique, débouchera sur certaines résonances intimes. « Je commence à me blinder. Cela fait partie, de toute façon, de l’histoire inhérente à ce disque ». De quoi faire battre mon cœur est né d’une rupture : Clarika s’est séparée de Jean-Jacques Nyssen, son fidèle complice artistique et le père de ses deux enfants, après vingt-cinq ans d’idylle.
Pour éviter les questions cauteleuses, elle a pris les devants en l’annonçant sur l’argumentaire de ce septième acte discographique écrit dans la douleur et, paradoxalement, avec une facilité désarmante. Le contexte a indéniablement imposé la thématique générale. « Je ne pouvais pas faire autrement. Quand on prend le stylo, on fait appel à ce qui nous touche. Il n’y a pas de filtre. La limite, c’est toujours l’impudeur à ne pas dépasser. Mais je ne pense pas l’avoir franchie et c’est en cela que je me suis autorisée ces chansons. Il y a beaucoup d’amour dans tout ça. Donc c’est assez sain. Je ne me serai pas permis de le faire en cas de haine ou de rancœur ».

Puisqu’on ne balaie pas comme ça un lien si longtemps tenace, Jean-Jacques Nyssen glisse son nom à deux reprises dans les crédits. Chanter ses mots, c’est davantage qu’un simple symbole. Surtout quand on connaît le chemin musical parcouru main dans la main. Nyssen offre un titre à double détente (Le Lutétia), émerillonné et touchant, qui fait référence à Georgette et Bernard, couple d’octogénaires ayant réservé une chambre dans le palace pour mettre fin à leurs jours. « Quand j’ai entendu l’annonce de ce fait divers à la radio, cela m’a bouleversée. C’est une histoire à la fois tragique et merveilleuse. J’ai proposé le thème à Jean-Jacques, il est très bon pour les portraits ».

Dans Je suis mille, accrocheur et tendu titre d’ouverture, Clarika chante qu’elle est multiple. Et difficile d’aller à contre-courant de cette déclaration spontanée aux allures d’exercice de style jubilatoire. Toutes les femmes d’une existence sont réunies en elle. « On est rarement une même personne. Tout dépend de l’humeur, du lieu, du moment ».

Profondeur et légèreté

Pop et jamais plombant, c’est un album à ciel ouvert. Plaies à peine cicatrisées, entre désillusion et espoir. Contraste entre le poids du fond et l’espièglerie de la forme. Fred Pallem, particulièrement inspiré aux arrangements et à la réalisation, donne des ailes aux morceaux pour que justement la mélancolie ne nous achève pas. « L’alchimie avec Fred a pris de suite. J’étais en totale confiance. En même temps, il ne m’a pas transportée dans une monde qui m’était étranger ».

On revient aux chansons. Deux duos (La cible avec La Maison Tellier et Dire qu’à cette heure avec Alexis HK) au panache salvateur, une variante aussi bien affirmée qu’astucieuse (Le choix) de Bien mérité – un de ses anciens titres politiques coup de poing, des constats lourds de sens (Il s’en est fallu de peu, La vie sans toi). Et aussi un autre bombardement de l’âme s’intitulant Rien de nous. Là encore, on est foudroyé sur place par la puissance du texte et la rythmique circulaire (« Que m’emporte le vent/Je suis poussière/Que des géants/Moutons du ciel/Avalent contents/Et le temps file/ Avec ou sans/Car rien de nous est important… »). Tout ça sans parler de la voix, limpide et profonde, et des prestations scéniques, tempétueuses et libérées. « Sont-ils partis faire un tour/Oh mon amour les beaux jours », questionne-t-elle en toute fin de parcours. À coup sûr, ils ne tarderont pas à refaire surface.

 

Par Patrice Demailly